Chapitre 10
Trsiel nous ramena dans la pièce de Janah où je patientai tandis qu’ils s’affrontaient. Non, je ne parle pas d’un duel à l’épée, ange contre ange, même si ç’aurait été distrayant. C’était là un combat de la variété verbale… et pas très belliqueux par ailleurs.
Trsiel parla ce qui devait être la langue natale de Janah, laquelle finit par se calmer, quoique sous l’effet de son intonation, sans doute, plutôt que de ses paroles. Trsiel possédait deux voix distinctes. L’une, qui devait être sa voix naturelle, était du genre à arrêter la circulation. Dès qu’on l’entendait, on ne pouvait pas s’empêcher de l’écouter. Tant qu’il continuait à parler, on l’écoutait, mais sans entendre un mot de ce qu’il disait, trop concentré sur cette voix pour comprendre son message.
C’était celle qu’il avait utilisée au tout début pour attirer mon attention, et celle qu’il employait à présent pour calmer Janah. Mais quand il passa au mode de la conversation, il adopta un ton plus « normal », qui aurait fait rêver n’importe quel DJ mais qui n’envoûtait pas au point de vous faire oublier le sens de ses paroles.
Enfin, il repassa à l’anglais pour moi. Il m’expliqua ma mission et, à chacun de ses mots, le regard de Janah se précisait à mesure que son esprit s’éclaircissait et se concentrait. Puis elle se retourna vers moi, plissant les yeux.
— C’est ça qu’on envoie à sa poursuite ? (Elle ricana.) Et on dit que c’est moi qui suis folle.
Je voulus répliquer, mais Trsiel m’interrompit.
— Les Parques savent ce qu’elles font, dit-il.
— Pas du tout. Elle va échouer.
— Peut-être, mais…
— Elle va échouer. Il n’y a pas de peut-être. C’est un boulot pour un ange, et elle n’en est pas un.
— Pas encore.
— Pas encore quoi ? demandai-je.
— C’est sa quête inaugurale ? dit Janah en se relevant d’un bond. Ce n’est pas… ça ne peut… Bande d’idiots !
Trsiel tenta de la faire taire mais elle fonça sur lui si vite que je ne distinguai qu’une forme floue. Trsiel ne bougea pas. Elle s’arrêta à deux centimètres à peine de lui et se redressa bien droite. Elle lui arrivait à peine à la poitrine, mais ça ne l’empêcha pas de déverser sur lui un flot d’injures – ou ce que je supposai en être à son intonation, quoiqu’elle soit repassée à sa propre langue. Trsiel posa les mains sur ses bras, mais elle le repoussa et se dirigea vers sa fenêtre.
— Sans le don, elle va échouer, dit Janah. Ne me demandez pas de la conduire à sa destruction. Je refuse.
Janah se laissa tomber à terre avec un choc sourd, ramena les genoux contre sa poitrine et se retourna pour regarder fixement sa fenêtre. Même depuis l’autre côté de la pièce, je voyais ce regard se vider à mesure que son esprit se retirait.
Trsiel posa la main sur mon avant-bras et l’on s’empressa de quitter la chambre de Janah.
Trsiel ne me conduisit pas au vestibule mais à une sorte de salle d’attente, qui était vide à l’exception de deux fauteuils blancs.
— Elle a raison, dit-il en se laissant tomber dans l’un d’eux. Vous ne pouvez pas accomplir cette mission sans le don.
— Quel don ?
Il me désigna l’autre fauteuil, mais je secouai la tête.
— Quel don ? répétai-je.
— Le pouvoir d’un ange. Les sangs purs le possèdent toujours. Les autres l’obtiennent lors de leur désignation. Les Parques devaient savoir que vous en auriez besoin, alors qu’est-ce qu’elles…
Il laissa sa phrase en suspens, songeur.
— C’est l’épée ? Je ne serais pas contre.
Infime sourire.
— Non, l’épée est un outil. Vous l’obtiendrez également lors de votre désignation…
— Désignation ?
— Oui. Mais le don est un talent, une capacité. Il n’est pas essentiel dans la plupart des tâches des anges, mais de toute évidence, Janah pense que vous en avez besoin pour celle-ci et refusera de vous parler tant que vous ne le posséderez pas. Mais vous ne l’obtiendrez pas avant votre désignation, laquelle n’aura pas lieu avant que vous ayez terminé votre quête inaugurale.
— Terminé ? Vous croyez que je passe un entretien pour devenir un ange ?
— Ce n’est pas quelque chose qui s’obtient après un entretien. Il faut être choisi, et pour ça, il faut terminer une quête inaugurale. Trouver la nixe, c’est la vôtre.
— Je suis en train d’honorer une promesse, pas de passer un examen d’entrée. Les Parques m’ont rendu un service il y a deux ans, un très grand service, et c’est comme ça qu’elles veulent que je m’en acquitte.
— Alors peut-être que je me suis trompé.
Son intonation disait qu’il n’y croyait pas un instant, mais je ravalai mon envie de protester. Les Parques finiraient bien par l’éclairer. Peut-être l’avaient-elles volontairement induit en erreur – en supposant que Trsiel serait mieux disposé à aider une future camarade ange qu’une simple chasseuse de primes.
— Donc, repris-je, ce don. Qu’est-ce que c’est ? Peut-être qu’on peut voir si…
— Voir ! (Il se redressa sur son siège.) C’est ça. Votre père est un Balam, c’est bien ça ?
— C’est ce qu’on m’a dit.
— Ça explique comment les Parques veulent que nous contournions le problème. (Léger froncement de sourcils.) Enfin je crois. (Le froncement s’intensifia, puis il se redressa vivement.) Nous allons devoir mettre cette théorie à l’épreuve.
Il saisit mon avant-bras, puis la pièce disparut.
On émergea dans un grand couloir gris qui empestait l’ammoniaque et la sueur. Un jeune homme en combinaison orange nettoyait par terre, déversant l’eau au hasard et enduisant le sol d’une couche de savon sale, sans chercher apparemment à nettoyer la surface au-dessous. Au bout du couloir, une porte s’ouvrit et deux gardes armés en sortirent. Leurs chaussures claquaient sur le béton humide. Le jeune homme serra plus fort le manche du balai à franges, ajoutant un peu d’huile de coude et sifflotant même pour faire bonne mesure.
— C’est quoi au juste, ce « don » ? demandai-je à Trsiel.
— Vous verrez bien… du moins, je l’espère.
Il me fit franchir la porte qu’avaient empruntée les gardes. De l’autre côté se trouvait un immense espace industriel bordé de deux rangées de cellules de prison.
— Heu, des indices ? demandai-je.
Trsiel continuait à marcher.
— Si je vous dis à quoi vous attendre, vous allez l’anticiper.
— Ouais.
Il continua à marcher sans jeter le moindre coup d’œil d’un côté ou de l’autre. On franchit deux séries de portes blindées et on émergea dans un long couloir. Dès l’instant où l’on passa ces portes, un silence surnaturel retomba et la température chuta brusquement, comme si l’on entrait dans une bibliothèque avec air conditionné. Mais même dans une bibliothèque, on entend toujours des bruits, un courant sous-jacent régulier de toux étouffées, de pages qui murmurent et de chaises qui raclent le sol. Ici, il n’y avait rien. La vie paraissait en suspens, comme si elle retenait son souffle.
Tandis que nous approchions du bout du couloir, on entendit de faibles bruits – un cliquetis d’assiette, un juron à mi-voix, des pas sur le béton. Puis un bruit plus doux, une voix. Une supplication portée par un sanglot. Une prière.
On entra dans un bloc de cellules qui occupait un seul niveau, contrairement aux précédents. À la patinoire, j’avais savouré la sensation du froid. Ici, il vous pénétrait jusqu’à l’os et n’avait pas grand-chose à voir avec l’air conditionné.
Chaque cellule ne comportait qu’un lit et l’on passa devant deux cellules vides avant d’atteindre un occupant, un homme approchant de la trentaine qui priait, tête baissée. Les mots sortaient en cascade, à peine cohérents, prononcés par une voix esquintée comme s’il priait depuis des jours et n’attendait plus de réponse mais refusait de renoncer à tout espoir, comme s’il avait trop de choses à dire en trop peu de temps.
— Le couloir de la mort, murmurai-je.
Trsiel hocha la tête et s’arrêta devant la cellule de l’homme. Il s’immobilisa tout à fait, puis secoua vivement la tête et se remit en marche.
— Nous avons besoin de quelqu’un sur qui faire un essai. Quelqu’un qui soit coupable.
— Coupable… Vous voulez dire qu’il est innocent ?
Mon regard glissa de nouveau vers le prisonnier qui priait. Je n’avais jamais été quelqu’un de religieux. J’avais même la réputation d’être quelque peu méprisante par rapport à la foi et à ceux qui s’y réfugient. Trop de gens passent leur vie à s’assurer une bonne place dans la suivante au lieu de profiter de celle qu’ils possèdent. Ça empeste la paresse. Si votre vie craint, réglez vos problèmes au lieu de tomber à genoux en priant pour que quelqu’un rende la prochaine meilleure.
Mais alors que je regardais cet homme prier avec tant de ferveur, tant de passion, de désespoir et d’espoir aveugle, je ne pus m’empêcher d’éprouver une bouffée d’indignation.
— Ce n’est pas ce que vous êtes censés faire, vous autres ? criai-je à Trsiel. Réparer les torts ? Vous assurer que justice soit faite ?
Il ralentit mais ne se retourna pas.
— Cette justice-là appartient aux vivants, dit-il doucement. Nous ne pouvons réparer les torts que lorsqu’ils l’ont rendue. Il retrouvera bientôt sa liberté, de l’autre côté.
Trsiel s’avança entre deux cellules. Chacune était occupée par un homme, dont l’un avait une cinquantaine d’années mais paraissait vingt ans plus vieux, les épaules voûtées, les cheveux gris, la peau pendouillant sur sa carcasse comme s’il avait perdu beaucoup de poids, et vite. L’autre avait la trentaine et se penchait sur un bloc-notes où il griffonnait aussi furieusement que l’autre homme priait.
Trsiel les observa tous deux, puis désigna d’un mouvement de tête celui qui écrivait.
— Il fera l’affaire. Je vais servir d’intermédiaire. À travers moi, vous verrez ce que je vois, en puisant dans un niveau supérieur de vos pouvoirs visuels d’Aspicio. Donnez-moi votre main.
Je la tendis et saisis ses doigts.
— Je ne sais pas trop si ça va fonctionner, et dans quelle mesure, dit-il. Soyez patiente… et tenez-vous prête. (Il dirigea son regard vers l’homme.) Maintenant…
Une vague d’émotion m’envahit, si puissante qu’on aurait cru un coup physique. Je luttai pour m’en dégager, mais le courant sous-marin m’aspira dans un violent tourbillon puis me recracha dans une nursery. Une nursery géante dont les murs s’élevaient très haut, remplie d’ours en peluche gros comme des grizzlis et d’un fauteuil à bascule si haut que j’aurais eu le plus grand mal à y grimper. De l’autre côté de la pièce, une femme immense se dressait près d’un berceau.
— Maman !
Cette supplication stridente jaillit de ma gorge. Ce n’était pas ma voix mais celle d’un enfant d’âge préscolaire, au stade où l’on a encore du mal à distinguer les garçons des filles.
— Maman !
— Chut, dit doucement la femme en me souriant par-dessus son épaule. Laisse-moi nourrir le bébé. Ensuite je te lirai une histoire.
— Non ! Maintenant l’histoire !
Elle me fit signe de me taire et se pencha par-dessus le berceau.
— Non, maman ! Moi. Moi, moi, moi !
Le bébé hurla. Je hurlai encore plus fort, mais il couvrit le son de ma voix. Je grinçai des dents, hurlai, tempêtai, tapai des pieds. Malgré tout, elle n’entendait toujours que lui. Ne voyait que lui. Toujours lui. Je le détestais. Mais à un point ! J’avais envie de le prendre et de le briser, de le faire voler en éclats comme une poupée, de le cogner jusqu’à ce qu’il se casse et…
La nursery disparut.
Un chat miaula et le bruit me transperça jusqu’au cerveau. J’éclatai de rire. C’était un rire de petit garçon à présent, approchant de la puberté. Des bâtiments se dressaient des deux côtés, transformant le jour en nuit. Une ruelle. Je la longeai, gloussant de rire pour moi-même. Le chat miaula encore, un cri de terreur cette fois, comme celui d’un bébé… comme celui d’une femme. Le chat avait atteint le bout de la ruelle et tentait de grimper sur le mur, grattant la brique à l’aide de ses griffes. Une puanteur de fourrure brûlée remplit l’étroite ruelle. La queue du chat était brûlée jusqu’à l’os, mais il ne paraissait plus ressentir la douleur, ni s’en soucier, il voulait seulement s’échapper, survivre. Il hurla de nouveau. Je fermai les yeux et absorbai le hurlement. Mon entrejambe se mit à picoter. Une nouvelle sensation, étrange mais pas désagréable. Pas désagréable du tout.
Je regardai le chat. Puis j’ouvris le couteau à cran d’arrêt. Le chat continua à crier, filant d’avant en arrière le long du bas du mur. Il vit le couteau mais ne réagit pas, ne comprit pas ce qu’il signifiait. Tandis que j’avançais d’un pas vers lui, je songeai que ce serait nettement meilleur s’il comprenait ce qui l’attendait.
— Non !
La partie qui était toujours moi s’efforça de chasser cette vision. Pendant une fraction de seconde, la scène s’obscurcit. Mais ensuite, une vague de haine toute nouvelle m’envahit. De haine, de fureur, de jalousie entremêlées, inséparables, chacune nourrissant l’autre, grandissant comme une boule de neige qui dévale une colline.
— Salope ! Putain !
J’abattis mon couteau. Vis jaillir du sang. Entendis des hurlements. Un hurlement rauque de femme, déformé par une panique animale, aussi déboussolée et terrifiée que les hurlements du chat dans la ruelle. Elle demandait grâce mais ses paroles ne faisaient que nourrir ma haine.
J’abaissai mon couteau, encore et encore, regardai la chair devenir de la viande, guettai la libération et redoublai de sauvagerie comme elle ne venait pas, poignardant, lacérant, puis arrachant des bouchées de chair avec mes dents…
Des bras se refermèrent autour de moi. Je les repoussai, ne voyant que le couteau et le sang, éprouvant cette haine, souhaitant de toutes mes forces qu’elle déserte mon cerveau, luttant à coups de pieds et de poings contre ce qui me retenait là…
Je regagnai la réalité si vite que mes genoux cédèrent.
— Espèce de salaud ! (Je me dégageai violemment.) Comment osez-vous… Vous auriez pu me dire… Espèce de salaud !
Je traversai la pièce en titubant, les jambes flageolantes, comme si je n’étais pas très sûre que ce soient les miennes. Les visions avaient disparu mais je les sentais toujours là, en train de s’enfouir dans les crevasses de mon cerveau. Je frissonnai et tentai de me concentrer sur autre chose, quelque chose d’agréable. Mais dès l’instant où l’image de Savannah me vint à l’esprit, je le sentis là, lui, comme s’il la regardait à travers moi. Je repoussai Savannah en lieu sûr. Quand je levai les yeux, je m’attendais à voir le tueur dans sa cellule. Mais nous étions de retour dans la salle d’attente blanche.
— Je suis désolé, chuchota Trsiel derrière moi. Je n’ai pas… Ça ne se passe pas comme ça d’habitude. Je croyais pouvoir filtrer la vision et vous guider, mais vous y avez accédé directement.
Il posa la main entre mes omoplates. Je haussai les épaules pour la chasser et reculai. Les images et les émotions s’estompaient mais mon cerveau les rappelait constamment, comme quand on appuie sur une croûte pour voir si elle fait toujours mal. J’appuyai les paumes contre mes paupières et poussai un soupir en frissonnant.
— Alors c’est ça, dis-je. Votre « don ». Vous voyez le mal. Vous le voyez, vous le sentez…
— Nous apprenons à le contrôler, dit Trsiel. À nous concentrer afin de ne voir que le nécessaire. Quand vous… (Il s’interrompit, ravalant brusquement ses mots.) Je… ce n’est pas… c’est Zadkiel qui fait ça… qui s’occupe des quêtes inaugurales et des nouvelles recrues, qui les guide, qui leur apprend à se servir du don. Ce n’est pas…
Il soupira et je l’entendis se laisser tomber dans un fauteuil. Quand je me retournai, il était affalé dans le fauteuil blanc, la tête reposant sur le dossier, regardant fixement le plafond.
Quand on était aussi vieux qu’il devait l’être, on devait posséder assez d’expérience et de confiance en soi pour agir, sinon avec de parfaits résultats, du moins avec une parfaite résolution. Pourtant, il paraissait aussi frustré que n’importe quel humain largué à un poste pour lequel il n’est pas qualifié.
Je me dirigeai vers l’autre fauteuil et me perchai sur l’accoudoir.
— Alors qu’est-ce que vous faites, normalement ? Vous autres les anges, je veux dire. Ce, ce « don », j’imagine que vous ne vous en servez pas pour répandre des messages d’amour et de paix.
Il secoua lentement la tête.
— Ça, c’est pour les vivants. Les anges ne sont pas des évangélistes. Nous sommes des guerriers. Des instruments de justice.
— D’où les très grosses épées.
Un tic agita ses lèvres et il roula la tête sur le côté pour croiser mon regard.
— Vous voyez le mal parce que c’est ce que vous combattez.
— Certains d’entre nous – seuls les désignés de nos jours. Les sangs purs… (Il ravala les derniers mots et secoua vivement la tête.) Les choses ont changé et…
Il secoua de nouveau vivement la tête et détourna un moment le regard. Avant que je puisse dire quoi que ce soit, il poursuivit :
— Par tradition, la tâche des anges, sangs purs ou désignés, consiste à faire respecter certains codes à un niveau individuel. Très clairement, comme vous venez de le dire, nous ne nous occupons pas d’éradiquer le mal sous toutes ses formes – nous ne le pouvons pas. Nous recevons des quêtes, semblables à celle qui vous a été confiée, afin d’apporter la justice à certaines âmes.
— Des chasseurs de primes célestes.
Son regard, éclairé par une infime étincelle, croisa le mien.
— Exactement.
Cette fois encore, une image de Savannah me sauta à l’esprit, mais je ne la chassai pas.
— Donc… vous pouvez affecter le monde des vivants ? Protéger les gens qui s’y trouvent ?
— Dans certaines limites.
— Lesquelles ?
Il haussa les épaules et se releva.
— C’est compliqué, mais vous y viendrez en temps et en heure. Pour l’instant, comme nous savons que vous pouvez accéder au don à travers moi, retournons voir Janah.